28
La bataille faisait rage autour d’Elena, agenouillée dans l’œil du cyclone. L’armée morte-vivante s’était relevée ; Tol’chuk et Magnam la repoussaient à coups de marteau tandis que Joach faisait tournoyer son bâton et projetait des lances de feu incendiaire.
— Dépêche-toi, Elena, la pressa Er’ril.
Il montait la garde près d’elle, l’épée à la main. Harlequin se tenait de l’autre côté de la jeune femme, brandissant ses dagues étincelantes.
Du coin de l’œil, Elena vit Épine sous sa forme de loup se faire saisir par les tentacules noirs jaillis du plafond. Mais Fardale bondit, un hurlement aux lèvres, et abattit son épée courte de toutes ses forces. La lame sectionna les tentacules. Les deux métamorphes retombèrent sur le sol, où Mogweed les aida à se relever en promenant un regard inquiet à la ronde.
Derrière elle, Elena sentait le souffle des vents de Méric. L’el’phe visait tous les skal’tum qui tentaient de s’envoler et les plaquait contre les murs. Alors, Nee’lahn faisait jaillir des racines qui s’enroulaient autour de leurs jambes et de leurs ailes pour les immobiliser. En présence du lac d’énergie élémentale, leurs pouvoirs demeuraient vivaces.
Mais, malgré tous leurs efforts, les compagnons ne tarderaient pas à être submergés. Ils ne pourraient maintenir leur défense beaucoup plus longtemps. Au centre de la caverne se dressait la silhouette noire du malegarde Ly’chuk – et ils n’avaient aucun espoir de le vaincre. Ils n’étaient pas préparés à une telle bataille. Le Seigneur Noir n’aurait pas dû être là. Il était censé se trouver à l’autre bout du monde, dans les entrailles volcaniques de Noircastel.
La terreur faisait tourner la tête d’Elena. Leur seul espoir était de battre en retraite dans les tunnels pour se regrouper. Mais pour faire cela, ils avaient besoin de sa magie. Et le Seigneur Noir se tenait dans l’unique faisceau de clair de lune qui lui aurait permis de régénérer.
Autrement dit, il leur fallait une autre solution.
Les mains pâles et tremblantes, Elena lutta pour sortir le Journal Sanglant de sa cape et le posa devant elle, sur le sol argenté. La rose embossée sur la couverture brillait d’un éclat aveuglant, écho et reflet de la pleine lune.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, insista Er’ril.
Elena prit une grande inspiration et ouvrit le Grimoire. À l’intérieur, les pages disparurent, ouvrant une fenêtre sur un ciel nocturne densément piqueté d’étoiles et traversé par des nuées de gaz phosphorescents : le Vide. De cette autre dimension jaillit une rivière de brillance qui se déversa dans la caverne. Une forme apparut, flottant dans les airs devant Elena.
Er’ril aida la jeune femme à se relever.
L’apparition ressemblait à une statue de pierre de lune drapée de filaments radieux. Elle était aussi lumineuse que le Seigneur Noir était ténébreux. Ses yeux pareils à deux des étoiles du Vide se posèrent sur Elena.
— Cho, la salua la jeune femme.
Ce fut à peine si l’apparition remarqua sa présence. Elle pivota sur elle-même. Tous se turent sous son regard. L’armée morte-vivante se figea ; les tentacules qui grouillaient au plafond se calmèrent ; les cris des skal’tum moururent sur leurs lèvres.
Dans le silence qui suivit résonna un seul mot.
— Chi.
Les créatures d’os qui se tenaient entre Cho et le centre de la caverne tombèrent en morceaux. La silhouette d’éb’ène demeura immobile et rendit son regard à l’apparition.
— Toi ! s’exclama Cho en s’avançant vers elle. C’est toi qui retiens Chi prisonnier !
Elena fit signe à Er’ril de ramasser le Journal Sanglant et emboîta le pas à l’esprit.
— Chi m’appartient pour toute l’éternité, répondit une voix sombre et moqueuse.
Elena jeta un coup d’œil inquiet à Er’ril. Chi était toujours prisonnier ; ils avaient brisé le portail de la wyverne, mais trop tard. Horrifiée, la jeune femme se rendit compte que le Seigneur Noir n’était pas seulement un malegarde, mais aussi un portail du Weir. Quel espoir avaient-ils de vaincre un tel ennemi ?
Sous les pieds d’éb’ène du monstre, le lac argenté avait viré au noir. La corruption du nexus avait déjà commencé. Pendant que les compagnons luttaient pour survivre, le Seigneur Noir avait lancé son assaut sur le cœur du monde.
— Je ne le permettrai pas ! cria Cho d’une voix torturée. Libère Chi !
— Tu n’as aucun pouvoir ici, répliqua le Seigneur Noir. Combats-moi si tu l’oses !
Ses yeux flamboyèrent.
Soudain Cho hurla :
— Non ! (Se couvrant le visage de ses mains, elle rebroussa précipitamment chemin vers Elena et Er’ril.) Arrêtez !
Elle tomba à genoux sur le sol argenté.
— Que se passe-t-il ? demanda Elena.
— Chi hurle… Les ténèbres le déchirent…
— Il le torture, murmura Er’ril. Le Seigneur Noir torture Chi.
L’éclat des yeux d’éb’ène redevint un simple rougeoiement.
— De toute façon, tu arrives trop tard. (Son regard se détourna négligemment de l’apparition sanglotante.) Vous arrivez tous trop tard.
Il s’avança. Là où il posait les pieds, le lac argenté virait au noir. Des trainées de ténèbres serpentaient à partir de chacune de ses empreintes.
— Je soumettrai la Terre à ma justice !
Er’ril fit un pas vers lui.
— En la corrompant ?
La Bête noire focalisa son attention sur l’homme des plaines.
— Non, en la détruisant. J’arracherai le cœur encore palpitant du monde et je le broierai dans mon poing de pierre.
Elena avait capté le message envoyé par Er’ril avant que celui-ci s’éloigne. Désignant Cho, l’homme des plaines avait indiqué à sa compagne qu’elle devait régénérer. Elena s’accroupit près de l’esprit.
— J’ai besoin de ton pouvoir, chuchota-t-elle, tendant ses mains vers Cho.
L’apparition étudia ses doigts pâles et secoua la tête.
— Non.
Elena se rembrunit. Elle plongea les mains à l’intérieur de la silhouette radieuse, se concentrant pour s’approprier sa magie – mais rien ne produisit. Ses doigts restèrent blancs.
Lorsque l’esprit reprit la parole, ce fut sur un ton plus chaleureux.
— Seule Cho peut te conférer son pouvoir.
Elena leva la tête. Les yeux qui la fixaient à présent étaient ordinaires, dépourvus de traces du Vide.
— Tante Fila.
Petit hochement de tête de l’apparition.
— Cho refuse. Elle perçoit bien mieux que toi les flux d’énergie à l’œuvre en ce lieu. L’éb’ène et le tourbillon retiennent son frère prisonnier. Il n’y a aucun espoir de le libérer, et toute tentative en ce sens ne fera qu’ajouter à ses tourments. (L’expression de tante Fila s’assombrit.) J’ai entendu ses cris résonner à travers Cho. La douleur qu’il éprouve est incommensurable. Cho ne veut pas y ajouter. Et je ne l’en blâme pas.
Elena serra ses deux poings à l’intérieur de la silhouette brumeuse.
— Mais à moins que nous l’arrêtions, ce démon compte détruire le monde ! J’ai besoin du pouvoir de Cho !
— Es-tu prête à le lui arracher, comme le Seigneur Noir l’a fait avec Chi ?
Elena laissa retomber ses bras.
— Alors, nous avons perdu ?
Le regard de tante Fila glissa sur le côté.
— Le futur n’est jamais gravé dans la pierre. Parfois s’ouvrent des chemins que nul n’avait aperçus.
Elena se tordit le cou. Elle vit Tol’chuk contourner Er’ril et, par-delà le lac argenté, fixer son jumeau ténébreux.
— Pourquoi ? demanda-t-il simplement.
— Regarde, chuchota tante Fila près d’Elena. Parfois, un seul mot suffit pour infléchir le cours du destin.
Tol’chuk fit face à son ancêtre og’re.
— Pourquoi ? répéta-t-il. Pourquoi fais-tu ça ?
Il étudia la sculpture noire qui aurait aussi bien pu le représenter, allant jusqu’à porter une main à son propre visage. La similitude était remarquable, mais, à y regarder de plus près, Tol’chuk décelait de subtiles différences. La silhouette d’éb’ène était légèrement plus petite et plus large d’épaules. Elle avait des membres plus épais, comme ceux d’un véritable og’re. Mais, comme Tol’chuk, elle se tenait le dos droit plutôt qu’en appui sur un poing.
Les yeux écarlates fixèrent Tol’chuk.
— Mon dernier descendant, gronda-t-il sur un ton coléreux.
Tol’chuk se renfrogna. À cause de son sang mélangé – mi-og’re, mi-si’lura –, il ne pouvait pas engendrer d’enfants. La lignée de Ly’chuk prendrait donc fin à sa mort.
Tous deux se firent face, séparés par une vingtaine de pas et par plusieurs siècles : un og’re de chair et un og’re d’éb’ène. Malgré le danger, Tol’chuk voulait en savoir plus. La source de sa lignée maudite se tenait devant lui. Il ne pouvait s’empêcher de se demander quelle part de ce monstre il abritait en lui. Leur similitude allait-elle plus loin que la surface ? Tol’chuk devait le savoir. Aussi commença-t-il par le commencement.
— Pourquoi as-tu brisé ton serment envers la Terre ?
Ly’chuk cracha, et ses yeux flamboyèrent de plus belle.
— La Terre ne mérite pas qu’on lui fasse de promesses. (Dans ses prunelles écarlates, Tol’chuk ne lut que le mépris.) Je sais ce que tu cherches. Nous sommes plus semblables que tu ne le crois, ô toi qui marches comme un homme, acheva-t-il sur un ton railleur.
— De quelle façon ?
— Ne le devines-tu pas ?
Tol’chuk fronça les sourcils, mais ce fut de derrière lui que vint la réponse – de la bouche de son ombre fidèle, Magnam.
— Chacun de vous n’est qu’à moitié og’re.
Surpris, Tol’chuk comprit soudain que son ami disait vrai. Le dos droit de Ly’chuk et quelques autres détails subtils le trahissaient.
— Tu es à moitié si’lura, comme moi ?
— Non, le détrompa Magnam en se rapprochant. Il est à moitié n’ain.
Tol’chuk écarquilla les yeux.
— Du côté de mon père, confirma froidement la silhouette d’éb’ène. Un marchand n’ain. Il a abusé d’une femelle de la tribu Toktala et lui a planté sa semence dans le ventre. Comme toi, je suis né bâtard au sein d’un peuple où le sang définit les individus. Seul mon pouvoir élémental m’a valu l’honneur et le respect des miens – ma capacité à déchiffrer, affiner et décupler les talents d’autrui.
— Ce pouvoir est un cadeau de la Terre, lui rappela Magnam. Une Terre que vous tentez désormais de détruire.
Les yeux écarlates de Ly’chuk étincelèrent.
— La Terre ne fait pas de cadeaux, répliqua-t-il farouchement. Tout a un prix dont il faut s’acquitter tôt ou tard.
Dans sa voix, Tol’chuk entendit une douleur très ancienne.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Ly’chuk jeta un coup d’œil au reste des compagnons. Durant cette trêve, aucun d’eux n’avait bougé. Tous écoutaient, captivés par le récit du Seigneur Noir. Ly’chuk reporta son attention sur Tol’chuk.
— Comme toi, j’étais stérile – une autre malédiction héritée de mon débauché de père.
Tol’chuk fronça les sourcils, perplexe. Ly’chuk ne pouvait pas être stérile, sans quoi, sa lignée ne se serait pas perpétuée jusqu’à lui. Son ancêtre perçut sa confusion.
— Oui, j’ai fini par trouver un moyen d’y remédier. J’ai découvert une guérisseuse qui possédait des dons élémentaux et utilisé mon pouvoir pour augmenter le sien. Ainsi a-t-elle pu guérir mes entrailles et rendre sa vitalité à ma semence. Mais cela aussi a eu un prix très élevé. Les capacités de cette femme étaient trop rudimentaires. L’effort l’a consumée de l’intérieur, détruisant le dont de la Terre en elle et ravageant son esprit.
— En d’autres termes, tu as violé son pouvoir afin d’engendrer des enfants, résuma Tol’chuk.
— Tel père, tel fils, commenta Magnam entre ses dents.
Le Seigneur Noir se tourna vers le n’ain en serrant le poing. Magnam fut soulevé de terre par une main invisible qui commença à l’étrangler.
— Ça n’avait rien à voir avec le crime de mon père ! rugit Ly’chuk. C’était un accident !
— Lâche-le ! tonna Tol’chuk aussi fort que son ancêtre.
Ly’chuk le foudroya du regard, puis projeta Magnam au loin. Le n’ain glissa sur le lac argenté jusqu’a la lisière de l’armée d’ossements. Fardale et Épine se portèrent à son secours.
Lorsqu’il fut évident que son ami vivait toujours, Tol’chuk reporta son attention sur le Seigneur Noir.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Rien. J’ai vécu dans le bonheur et l’opulence au sein de la tribu Toktala pendant tout un hiver. J’ai conçu un enfant. Le matin de sa naissance, je suis descendu à la Porte des Esprits afin de prier pour lui, de me préparer à prêter serment à la Terre. Mais…
Ly’chuk se tut. Son poing se crispa. Sous ses pieds, le sol souillé s’assombrit tandis que les ténèbres se propageaient en étoile depuis ses talons et ses orteils. Ses paroles suivantes furent aussi noires que la pierre dans laquelle il était taillé.
— Mais la Terre savait.
Il se tut l’espace d’un battement de cœur.
— La Terre est une maîtresse cruelle, bien plus que je l’ai jamais été. (Un bras d’éb’ène se tendit vers Nee’lahn et Méric.) Vous le savez. Vous avez tous deux éprouvé son courroux. La Pourriture qui a affecté vos arbres et votre peuple était l’œuvre de la Terre, n’est-ce pas ?
Ce fut Méric qui répondit.
— Les nyphai essayaient de changer l’ordre naturel en semant leurs arbres dans toutes les contrées. La Terre n’a fait que se défendre.
— En détruisant tout et en pervertissant impitoyablement les nyphai. Était-ce une réaction appropriée ? Combien d’autres ont souffert aux mains des spectres du Sinistre depuis lors ? (La voix de Ly’chuk se fit brûlante.) C’est une malédiction qui a continué à punir les innocents, à tourmenter les affligés.
Il fixa durement Nee’lahn. De petites flammes jaillirent de ses orbites noires. La nyphai baissa la tête.
— Elle sait que je dis vrai. (Ly’chuk eut un geste désinvolte.) La Terre distribue sa magie, mais ce n’est pas de la générosité : c’est de la tyrannie. Osez dépasser les limites qu’elle a fixées et vous serez châtiés – pas seulement sur le coup, mais à jamais. Tant que la Terre perdurera, nous ne serons pas maîtres de nos propres existences. (Sa respiration se fit lourde.) J’ai l’intention de mettre fin à cette tyrannie, de libérer le monde en pulvérisant la Pierre des Esprits et en détruisant son cœur élémental.
Des hoquets s’élevèrent, mais Tol’chuk garda le silence.
Absorbé par sa colère, sourd et aveugle aux réactions des compagnons, Ly’chuk poursuivit :
— Vous pouvez qualifier mes actes de maléfique, mais ils sont le prix de la victoire. Beaucoup de gens sont morts afin que tous les survivants aient un avenir. Après cette nuit, l’histoire sera libérée de ses chaînes. Les peuples du monde ne courberont plus l’échine sous le joug magique de la Terre.
Tol’chuk se décida enfin à demander :
— Mais que t’a donc fait la Terre ?
Ly’chuk haletait, au bord de la folie.
— Que m’a fait la Terre ? Comme avec le Sinistre, elle a pris mon talent et elle l’a hideusement déformé. Elle a perverti mon don pour affûter les capacités élémentales d’autrui. J’ai su qu’à partir de ce moment, tous ceux que je toucherais succomberaient aux ténèbres. J’étais condamné à perpétuer ce que m’avait fait la Terre – à corrompre tous les élémentaux avec lesquels j’entrerais en contact.
— À en faire des malegardes, compléta Tol’chuk.
Des plis barrèrent le front de Ly’chuk. Il avait dû percevoir l’accusation dans la voix de son descendant.
— Et pourquoi pas ? Je fus le premier des malegardes, forgé par la Terre elle-même. Elle est à l’origine de tout le mal que j’ai perpétré.
Tol’chuk commençait à mesurer la profondeur du dérangement à l’œuvre chez son ancêtre. Des siècles de rage, d’humiliation, de tourment et peut-être même de remords, tout au fond. Mais, pour l’essentiel, Ly’chuk réfutait sa propre culpabilité. Il avait revêtu son indignation et son désir de vengeance de l’armure d’une noble cause.
— Ce jour-là, je combattis la Terre. Je voulus attaquer son cœur élémental pour retourner sa magie noire contre elle. Hélas, j’étais trop faible. Mais bien que meurtri et déchiqueté, je parvins à franchir la Porte des Esprits. Alors, la Terre fut victime de sa propre erreur. (Le Seigneur Noir éclata d’un rire amer.) Je saignai à l’intérieur de la Porte. Et mon sang de malegarde souilla tout ce qu’il touchait.
Tol’chuk compris ce qui était arrivée au Cœur de son peuple quand le sang de Vira’ni avait touché le cristal.
— Autour de mon corps brisé, le sang de la Terre se changea en éb’ène, m’enveloppant, m’emprisonnant, m’ensevelissant. Je devins une tumeur noire à l’intérieur du corps de la Terre. Avant que ma corruption puisse se propager davantage, la Terre fut forcée de m’expulser, quelque part très loin de la Porte des Esprits.
— Au Gul’gotha.
Ly’chuk opina.
— Elle me renvoya à mes racines paternelles, dans la contrée natale des n’ains. Une fois là-bas, je projetai mon pouvoir hors de ma tombe et trouvai des mineurs dotés de capacités élémentales. Je les attirai à moi, les liai et les obligeai à me dégager. Puis j’entrepris de me constituer une armée en réduisant en esclavage le peuple de mon père. Je forgeai une légion de malegardes afin de retourner le prétendu cadeau de la Terre contre elle. Je construisis des calices au pouvoir immense, quatre statues sculptées à partir de la pierre même de ma tombe : une manticore, une wyverne, un basilic et un griffon. Puis, alors que je m’apprêtais à regagner Alaséa, une bénédiction tomba du ciel, un esprit porteur d’une énergie immense.
— Chi, marmonna Tol’chuk.
— Le Gul’gotha avait excité sa curiosité, et il s’était trop approché pour mieux le voir. Il fut capturé par les portails, réduit en esclavage aussi sûrement que n’importe quel malegarde. Cette source de pouvoir que je nommai le Weir me rendit accessibles toutes sortes de maléfices redoutables. Les limites s’évanouirent. Après avoir reçu cette bénédiction, mon premier geste fut d’ouvrir un cratère dans la croûte terrestre et de sculpter Noircastel à partir de la roche fondue de ses entrailles. Il devint la base dont j’avais besoin pour établir mon emprise sur ces contrées.
» Puis je cherchai un moyen d’atteindre de nouveau le cœur de la Terre afin de pulvériser la Pierre des Esprits. Mais, avec l’âge, la Terre était devenue méfiante. Elle avait appris à utiliser ses pantins élémentaux pour me contrer. Voilà pourquoi, au fil des siècles suivants, je cherchai les faiblesses de l’ennemi, ces endroits où les flux élémentaux issus de la Pierre des Esprit affleuraient la surface. Je voulais corrompre la Terre ainsi qu’elle m’avait corrompu.
— Et maintenant, cet ultime assaut…
— Vous m’avez rendu service en détruisant les autres portails du Weir. Leur disparition a concentré Chi dans une seule statue – une situation instable. Et « instabilité » rime avec « possibilité ». Je compris qu’il était possible d’utiliser cette pleine lune pour me transporter ici depuis Noircastel, d’exploiter l’énergie du Vide pour lier les deux endroits et les superposer. (Il désigna Elena.) La sor’cière a fait de même quand elle vous a transportés jusqu’au Lac de la Lune, dans les Contrées du Couchant.
Tol’chuk acquiesça. Tout était clair à présent. Pas étonnant…
— Et une fois arrivé ici ? demanda-t-il à voix haute.
— J’ai rejoint Chi à l’intérieur du dernier portail du Weir et fusionné avec lui.
— Et maintenant, tu veux te servir de vos pouvoirs combinés pour attaquer la Pierre des Esprits à travers ce lac élémental.
— La victoire est enfin à ma portée, se réjouit Ly’chuk.
Tol’chuk considéra la créature tourmentée qui se tenait devant lui. Alors, il sut que même s’ils partageaient un visage, leurs cœurs étaient aussi différents que le jour et la nuit.
— Je ne te laisserai pas faire, dit-il calmement.
Ly’chuk éclata d’un rire glacial.
— Tu n’as pas le choix. Personne ne peut plus m’atteindre. (Une menace sourde imprégna sa voix.) Plus important, personne n’ose essayer. Il existe des perspectives bien plus terribles qu’un monde gouverné par le Seigneur Noir.
Tol’chuk recula et leva un bras, faisant signe aux deux silhouettes qui étaient entrées subrepticement dans la caverne. Profitant de la conversation entre l’og’re et son ancêtre, elles s’étaient rapidement positionnées derrière celui-ci.
— Je vaincrai, jubila Ly’chuk.
La vibration sèche d’une corde d’arc ponctua cette déclaration. Puis une pointe de flèche jaillit au centre de la poitrine du Seigneur Noir après s’être plantée dans son dos et l’avoir traversé de part en part.
Tol’chuk et son ancêtre fixèrent tous deux la pointe de flèche. Le métal était recouvert d’une fine couche de sanguine.
Ly’chuk leva son regard flamboyant vers Tol’chuk.
— Non !
Autour de la plaie, l’éb’ène se changea en sanguine. Comme il l’avait déjà fait avec le Cœur des og’res, le contact du cristal écarlate purifiait la pierre noire.
— Maintenant ! s’époumona Kast depuis l’autre côté de la caverne.
Une colonne de n’ains se rua à l’intérieur.
Le Seigneur Noir arracha la flèche plantée dans sa poitrine.
La sanguine redevint éb’ène.
— Vous ne me vaincrez pas si facilement. Je suis de l’éb’ène vivante, pas un simple caillou.
Tol’chuk recula prudemment.
— Le nouvel âge d’Alaséa s’ouvrira sur un bain de sang – votre sang ! tonna Ly’chuk.
Soudain, la bataille qui s’était interrompue reprit de plus belle. Les créatures d’os se reformèrent ; les tentacules noirs s’agitèrent ; les skal’tum poussèrent des cris perçants.
Un colosse mort-vivant attaqua Tol’chuk, lui infligeant une balafre de douleur en travers de la poitrine. L’og’re abattit son marteau sur l’abdomen de son agresseur, qui tomba en morceaux. Une nouvelle créature se forma à partir de ses restes, plus petite mais plus rapide, avec des pinces faites d’éclats coupants. Tol’chuk la frappa à plusieurs reprises tandis que d’autres monstres se rapprochaient.
Il promena un regard à la ronde. L’armée n’aine s’était jetée dans la mêlée, attaquant les skal’tum et les morts-vivants avec des armes scintillantes comme de la sanguine.
— Abandonnez tout espoir ! tempêta Ly’chuk derrière lui.
Posté à l’entrée du passage, Kast fit signe aux derniers nains de se dépêcher. Dans la caverne, les attaquants s’étaient scindés en deux forces. Wennar entraînait la première vers le mur sud afin de prêter main-forte au groupe d’Elena. Kast emboîta le pas à la deuxième en compagnie de Sy-wen, de Tyrus, de Fletch et de Hurl.
Sa colonne traversa la chambre souterraine en longeant le mur opposé. Les archers des deux factions tiraient vers la statue de pierre plantée au centre du lac argenté. Kast savait que ce devait être la Bête Noire du Gul’gotha. Le monstre déviait la plupart des projectiles d’un revers de main ou d’une rafale de feu incendiaire, mais une quantité non négligeable de traits atteignait leur cible, à l’instar de la première flèche décochée par Fletch. Malgré le poids additionnel de la sanguine, le pirate visait toujours aussi juste.
Et même si ces projectiles ne suffisaient pas à abattre le démon, ils l’occupaient, l’empêchant de tourner sa magie et son attention vers les nouveaux venus. Kast se réjouit d’avoir insisté pour que les n’ains perdent un peu de temps à oindre leurs armes de la sanguine liquide qui gouttait dans les alcôves de Noircastel.
Sy-wen dut se faire la même réflexion, car elle demanda :
— Comment as-tu deviné ?
Kast secoua la tête.
— Je l’ai su, c’est tout.
Le Seigneur Noir avait posté le dragon à l’entrée de ce passage ; il devait avoir une raison de craindre le trésor qu’abritait le tunnel. Mais Kast ne disait pas toute la vérité. Tandis qu’il observait les alcôves dégoulinantes, il avait éprouvé un picotement familier. Ragnar’k. Que cette idée lui vienne d’une information entraperçue dans l’esprit de son double maléfique pendant qu’ils partageaient le même corps, ou qu’elle le lui soit envoyée par le dragon comme un dernier cadeau par le dragon endormi, Kast avait éprouvé un besoin impérieux de recouvrir leurs armes de sanguine.
Tout en courant dans la caverne, le Sanguinaire regretta que Ragnar’k ne puisse lui souffler ce qu’il devait faire maintenant. Il étudia son adversaire. Il avait du mal à imaginer l’étendue de son pouvoir. Le Seigneur Noir n’était peut être pas encore habitué à son double statut de malegarde et de portail du Weir. Si tel était le cas, les compagnons ne pouvaient pas lui laisser le temps de s’y accoutumer.
L’esprit de Kast défaillait à la pensée de la quantité de magie qui avait dû être nécessaire pour fusionner Noircastel avec cette caverne située sous Nidiver. Était-ce la raison pour laquelle les compagnons n’avaient pas encore été réduits en cendres ? Ou y avait-il autre chose ?
Sous les pieds du monstre, le sol argenté était taché de noir, et la souillure s’élargissait. Kast resta bouche bée face à une telle corruption. Leurs efforts les plus vaillants pouvaient-ils seulement inquiéter ce démon ? Ou juste l’agacer, comme des moucherons importuns harcelant un cheval ?
D’un autre côté, les moucherons aussi pouvaient piquer.
Kast agrippa son épée plus fort. Il se souvint de tout ce qu’il avait subi, de tout ce qu’avaient subi ses proches, de tous les braves gens qui étaient morts pour les conduire là. Il ne céderait pas au désespoir, pas même quand il pousserait son dernier soupir.
Au centre de la caverne, la Bête Noire hurla :
— Vous sentez ? La terre succombe !
Tandis que des bruits d’os brisés résonnaient autour de lui, Méric tendit les bras au-dessus de sa tête et projeta une rafale vers un skal’tum qui plongeait. La créature tenta d’esquiver, mais Méric fut plus rapide. Atteint en pleine poitrine, le skal’tum se retrouva collé au plafond.
À côté de l’el’phe, Nee’lahn fredonnait avec désespoir mais fermeté. Elle agita un bras ; un grouillement de racines jaillit de la pierre au-dessus d’elle pour emprisonner le démon.
— Un autre, dit-elle en tendant un doigt vers la gauche.
De nouveau, Méric arracha le vent à la nuit encore humide dans le sillage de la tempête et le renvoya vers leur assaillant. Le skal’tum fit une embardée… puis, soudain, la bourrasque mourut telle la flamme d’une chandelle que l’on vient de souffler.
Nee’lahn hoqueta.
— La chanson sylvestre… Elle s’est éteinte !
Contre les murs et au plafond, les racines relâchèrent soudain leurs proies. Les skal’tum retombèrent de leur cage végétale, furieux.
Un rire ténébreux parvint à Méric et à Nee’lahn.
— La Terre est presque mienne !
L’el’phe comprit ce qui venait de se passer.
— Il nous a coupé du flot de la magie élémentale !
Son cœur se serra lorsqu’il se rendit compte que les compagnons étaient perdus. Il était venu dans ses contrées pour ramener un souverain à son peuple. À présent, les deux lignées royales avaient été massacrées ; ses gens se retrouvaient éparpillés aux quatre vents ou en train de mourir dans les nuages en livrant cette ultime bataille. Et tout ça pour quoi ?
Méric tendit une main. Des doigts s’entrelacèrent aux siens. Cela le réconforta. Quoi qu’il advienne, il n’affronterait pas cette nuit seul.
Au-dessus de l’el’phe et de la nyphai, les skal’tum se rassemblèrent, prêts à se laisser tomber sur leurs proies. Et autour d’eux, leurs compagnons n’étaient pas en meilleure posture.
Joach faisait tournoyer son bâton, crachant des flots de feu incendiaire, transformant les os en cendres. Mais sa magie noire agissait comme un fanal sur les tentacules de ténèbres. Il avait d’abord projeté des illusions de lui-même pour confondre ces serpents avides, puis, tout à coup, ses jumeaux oniriques avaient disparu en même temps que son pouvoir élémental.
À présent, il ne lui restait plus qu’un tout petit peu d’énergie dans son bâton, et il préférait la garder en réserve. Mais ses illusions s’étant volatilisées, il se retrouvait seul, exposé et vulnérable.
Profitant de sa confusion, un chien d’ossements se jeta sur lui avec l’intention de le saisir à la gorge. Il fut pris de vitesse par un de ses propres alliés. Un épais ruban de ténèbres se laissa tomber autour du cou de Joach en formant une boucle. Le jeune homme se sentit soulevé de terre. Le chien d’ossements détala sous ses pieds… et ne réussit qu’à finir écrasé sous le marteau de Magnam.
Suffocant, Joach brandit son bâton et projeta un torrent de feu incendiaire sur le tentacule qui l’étranglait. Mais l’énergie ténébreuse parut renforcer le nœud coulant. La vision du jeune homme vira au noir sur les bords. Il ne pouvait plus respirer du tout.
Son corps se balança juste à temps pour lui permettre de voir la hache qui s’abattait vers son crâne. S’il avait encore eu le moindre souffle, Joach aurait hurlé. La lame siffla dans l’air au-dessus de sa tête, traçant presque une nouvelle raie dans ses cheveux. Et soudain, Joach se sentit tomber. Il heurta rudement le sol et roula sur lui-même avant de se faire piétiner par un monstre d’os.
Magnam fourra une épée dans sa main libre.
— Tiens, de l’acier ordinaire te servira mieux.
Joach acquiesça et prit l’arme.
— Merci.
Magnam grimaça, fit volte-face… et reçut une faux d’os à travers la poitrine. Empalé, il fut soulevé dans les airs tandis que son sang dégoulinait le long de la lame blanche.
Joach écarquilla des yeux horrifiés en voyant le corps sans vie du n’ain s’écraser un peu plus loin. Il brandit son épée tandis que l’assassin de Magnam se tournait vers lui.
Combien de leurs alliés allaient encore périr ?
Mogweed se cachait parmi un amas de rochers contre un mur. Il n’était pas un guerrier. Il se tenait accroupi, une dague dans une main et une épée courte dans l’autre. Personne ne pouvait l’atteindre. Pour pénétrer dans cet espace exigu, le si’lura avait dû modeler sa chair afin de se couler par une brèche trop étroite pour laisser passer une menace importante. Depuis son abri, il observait la bataille.
Épine fila devant lui, pourchassée par deux créatures d’os. Mogweed ne s’inquiéta pas pour elle. Il l’avait déjà vue utiliser cette manœuvre plusieurs fois. Au moment où elle bondirait sur un certain rocher, Fardale jaillirait de sa cachette avec deux épées courtes et trancherait les pattes des monstres. Ceux-ci s’écrouleraient, et les deux métamorphes n’auraient plus qu’à réamorcer leur piège.
Mais, cette fois, Fardale n’apparut pas au moment voulu. Épine atterrit et fit volte-face, cherchant son partenaire. Cet instant de distraction suffit aux deux créatures pour la percuter par le flanc. Des griffes acérées infligèrent de profondes entailles. La louve s’effondra sous le poids de ses assaillants.
Avant de comprendre ce qu’il faisait, Mogweed s’élança, bondissant par-dessus les gravats. Tout en courant, il adopta une forme semi-lupine pour aller plus vite. Il sauta par-dessus le rocher, les bras écartés pour balayer les deux créatures et les éloigner d’Épine. Sans lâcher ses armes, il roula sur lui-même, se releva dans l’élan et se mit à frapper frénétiquement.
La panique et la frayeur le rendaient presque hystérique. Des os se brisèrent autour de lui. Bientôt, il ne lui resta plus que de l’air à combattre. Haletant, Mogweed recula vers Épine. La louve blanche gisait sur le flanc, dans une mare de son propre sang. Sa respiration était humide.
Mogweed leva les yeux, cherchant du secours. Un mouvement attira son attention vers le haut. Un skal’tum plongeait sur lui, les ailes repliées, les griffes tendues en avant, la gueule ouverte en un grognement silencieux. Paralysé de terreur, Mogweed fut incapable de bouger.
Juste avant que le monstre frappe, une énorme masse sombre bondit par dessus la tête de Mogweed, percuta le skal’tum et l’emporta avec elle. Mogweed poussa un cri étranglé et se releva, prêt à fuir.
Le skal’tum et son adversaire heurtèrent l’amas de rochers. Une lutte féroce s’ensuivit, ponctuée de grondements sourds et de claquements de mâchoires. À plusieurs reprises, Mogweed aperçut de la fourrure sombre derrière les ailes agitées du démon.
Fardale !
Mogweed s’élança. Mais il n’avait pas fait deux pas vers son frère que le skal’tum fut criblé de flèches. Les n’ains les avaient enfin rejoints.
Le démon glapit et se redressa, tentant de s’envoler. Lancée par une main sûre, une hache à la lame couverte de cristal rouge fendit son crâne en deux et l’envoya s’écraser contre le mur.
Mogweed se précipita vers son frère.
— Fardale !
Il se laissa tomber à genoux. Des traces de griffes sanglantes lacéraient l’épaule de son jumeau. Du poison rongeait déjà les bords de la plaie.
Comme Mogweed, Fardale était dans sa forme semi-lupine.
— Épine ?
Sa voix était rauque d’une douleur nullement due à sa blessure.
Mogweed secoua la tête.
— Je… j’ai été pris en chasse par un autre skal’tum. Je n’ai pas pu revenir à temps. (Fardale lui agrippa le bras.) J’ai vu ce que tu as fait… Ce que tu as essayé…
Mogweed se balança d’avant en arrière, à demi étranglé par ses larmes.
— Pourquoi ? croassa-t-il.
Fardale planta son regard dans le sien, et ses yeux ambrés brillèrent.
— Tu es mon frère.
Ses paroles silencieuses n’avaient pas de sens pour Mogweed. Fardale s’était sacrifié pour le sauver. Le cœur de Mogweed se serra.
— Pourquoi ? répéta-t-il.
Fardale laissa échapper un soupir de loup. Sa projection télépathique faiblit.
— Que cela te plaise ou non, nous ne faisons qu’un. Que tu le voies en toi ou non, nous sommes jumeaux.
Mogweed secoua la tête. Autour d’eux, les combats s’intensifièrent comme les n’ains se jetaient sur les monstres avec leurs armes couleur de rubis.
— Tu as encore beaucoup à apprendre sur toi.
— Fardale…
— Occupe-toi de mon fils… Ton fils…
— Ce n’est pas mon fils.
La voix de Mogweed se brisa. Que pouvait-il bien apporter à un enfant, d’après son frère ?
Fardale lui agrippa le bras un peu plus fort.
— Promets-moi.
— Je ne… je ne peux pas, balbutia Mogweed.
Fardale le fixa, trop faible pour parler et même pour communiquer mentalement. Mais, dans ses yeux, Mogweed vit tout ce que son frère voulait lui dire… et, peut-être, tout ce que lui-même pouvait devenir.
Le visage baigné de larmes, il acquiesça.
Les doigts de Fardale glissèrent de son bras et retombèrent. Il était mort.
Mogweed se détourna et rampa à demi vers Épine, s’attendant qu’elle succombe elle aussi. Mais en approchant d’elle, il vit sa poitrine remuer faiblement.
La compagne de Fardale avait dû sentir sa présence. Un gémissement plein d’espoir lui échappa.
Mogweed se traîna jusqu’à elle et entra dans son champ de vision. Les yeux d’Épine brillèrent.
— Fardale…
Mogweed ouvrit la bouche pour la détromper, puis se rendit compte que sous sa forme semi-lupine, il était bel et bien le jumeau de son frère.
— Tu es vivant.
À travers le lien qui s’effilochait, Mogweed perçut le soulagement d’Épine.
Il soutint son regard.
— Notre fils…
Mogweed prit une grande inspiration.
— Je m’occuperai bien de lui. Il aura une vie longue et heureuse. Je te le promets.
Épine soupira, satisfaite. Mogweed se pencha vers elle et pressa sa joue contre la sienne – un loup faisant ses adieux à un autre.
Un bruit de course résonna derrière eux comme Tol’chuk les rejoignait. L’og’re s’arrêta et plissa les yeux, hésitant.
Mogweed se releva. Toute sa vie, il avait été un maître menteur. D’autres avaient du talent pour la magie ou pour le maniement des armes, mais son seul don était l’habileté de sa langue. Il allait mentir une dernière fois – et ce serait son imposture la plus grandiose.
— Mogweed est mort.
— Je suis désolé, Fardale. (Il se détourna.) Mais il faut nous dépêcher. Nous sommes loin d’en avoir fini.
Mogweed acquiesça et jeta un coup d’œil aux deux corps. Quelques instants plus tôt, il se demandait ce qu’il pouvait bien apporter au fils de Fardale. À présent il tenait sa réponse. Il pouvait lui rendre son père.
Elena avait échoué. Cho ne les aiderait pas dans leur combat contre le Seigneur Noir. Elle se cachait quelque part, pleurant son frère et laissant à Fila le soin de guider sa nièce comme elle pouvait.
Autour d’elles, la bataille faisait rage. Il semblait qu’elle n’aurait jamais de fin, qu’il n’existait aucun moyen de la remporter. Les créatures d’os abattues se reformaient aussitôt. Les tentacules descendus du plafond régénéraient après avoir été tranchés. Et les skal’tum continuaient à envahir la caverne depuis le tunnel qui conduisait à la fosse. Du moins bénéficiaient-ils du soutien des n’ains… Mais ceux-ci n’étaient jamais que de la chair à pâtée supplémentaire pour les monstres.
Elena balaya du regard les compagnons qui lui restaient au terme de ce long périple. Ils étaient beaucoup moins nombreux que lorsqu’ils avaient atterri au fond de la fosse.
Er’ril fixa la jeune femme.
— Tu es prête à essayer ?
Elena acquiesça et se leva. Er’ril voulut lui prendre la main, mais elle se déroba. L’homme des plaines écarquilla les yeux en comprenant pourquoi. Elena examina ses paumes et ses doigts. Ceux-ci n’étaient plus blancs, mais écarlates. Et ils ne le devaient pas à sa Rose. Cho refusait de la laisser régénérer, même dans le clair de lune.
C’était tout simplement du sang… mais le Seigneur Noir ne le savait pas. Elena se souvint d’une chose que lui avait dite sa tante Mycelle autrefois : que parfois, la magie la plus puissante est celle du cœur. Tirant courage de ces paroles, elle jeta un coup d’œil à la statue d’éb’ène à travers la mêlée.
— Allons-y.
Une escorte de n’ains armés de haches leur fraya un chemin vers le centre de la chambre. Sous leurs pieds, le sol vira de l’argenté au noir comme ils approchaient de leur proie. Tol’chuk flanquait Elena et tante Fila la suivait, enveloppée de filaments lumineux.
— Je pense que nous ne devrions pas approcher davantage, déclara Er’ril.
Elena opina. Les gardes s’écartèrent devant elle.
La sor’cière fit face à Ly’chuk depuis une distance de dix pas. La statue d’éb’ène vivante semblait à peine endommagée ; sa carapace de pierre se reconstituait aussi vite que ses adversaires parvenaient à l’ébrécher. Et elle venait de développer une nouvelle défense : toute arme, enduite de sanguine ou non, fondait avant de toucher sa peau minérale. Ly’chuk était impossible à abattre. Il ne prêtait même plus attention à la bataille qui faisait rage autour de lui.
Son regard était tourné vers ses pieds. À l’endroit où il se tenait, le sol était plus foncé que noir, d’une couleur qui était l’absence de lumière. On aurait dit qu’il flottait dans le vide. Elena soupçonnait qu’une fois sa corruption accomplie, les ténèbres ouvriraient un portail vers le cœur du monde.
Elle ne pouvait pas laisser faire ça.
Tol’chuk et elle s’avancèrent sur le sol souillé. Autour d’eux, les n’ains se tirent prêts à intervenir tandis que des escarmouches continuaient à faire rage à travers la caverne.
Ly’chuk leva les yeux et se rembrunit.
— Vous venez négocier une trêve ? M’offrir votre reddition ?
Elena leva ses deux mains écarlates et lança effrontément :
— Je vous offre une dernière chance de renoncer à votre dessein !
Le froncement de sourcils de Ly’chuk s’accentua. Puis tout son visage se détendit, et il éclata de rire.
— Tu devrais l’écouter, dit Tol’chuk.
Ly’chuk se détourna, une baleine ignorant une sardine.
— Je vais vous montrer de quoi je suis capable ! s’écria Elena.
Le Seigneur Noir lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et haussa un sourcil d’éb’ène.
Elena agita les mains devant elle et marmonna entre ses dents. Sa tante Fila flotta à travers elle et remonta le long de ses bras pour aller flotter au-dessus du bout de ses doigts. Ondulant dans les airs, elle poussa un hurlement d’agonie.
Pendant que l’attention de Ly’chuk était ainsi focalisée sur le spectre, Harlequin jaillit au-dessus de la tête d’Elena, propulsé par deux des pirates de Tyrus. Avec un tintement de grelots, il culbuta à travers le spectre scintillant. Deux dagues aux lames de rubis volèrent de ses doigts et allèrent se planter dans les yeux flamboyants de la statue.
Ly’chuk hurla et se prit la tête à deux mains.
Derrière lui, Wennar projeta sa hache à deux mains. L’arme tournoya dans les airs et se planta proprement dans le dos du Seigneur Noir. Distrait par l’assaut frontal qu’il subissait, celui-ci avait suffisamment relâché sa garde pour permettre à la lame de franchir ses ténébreuses protections.
Lorsque la hache retomba, Sy-wen s’était déjà élancée. Un minuscule projectile fusa de ses doigts et, tournant à toute vitesse sur lui-même, alla se ficher dans la fente avant que l’éb’ène puisse se refermer. La mer’ai appelait cette arme vivante un étourdisseur. En effet, le petit crustacé en forme d’étoile de mer possédait un dard enduit d’un poison assez virulent pour étourdir un énorme requin des roches.
Ly’chuk trembla sur ses jambes, puis poussa un cri atroce et tomba à genoux.
— Maintenant ! glapit Er’ril.
Tout autour de la caverne, les archers décochèrent un barrage de flèches qui filèrent en dessinant des traînées écarlates. Des impacts cristallins tintèrent tandis que des plumes festonnaient la silhouette noire – sa tête, ses membres, son torse.
Avant que Ly’chuk puisse réagir à tant d’assauts différents, la pierre qui le composait se changea en sanguine étincelante.
Tol’chuk avait bondi à la première vibration de corde d’arc. À présent, il se ruait vers son ancêtre en brandissant son marteau. L’éb’ène pouvait peut-être résister à des armes ordinaires, mais la sanguine était un cristal facile à travailler avec des instruments basiques.
Tol’chuk abattit son arme sur la silhouette couleur de rubis.
Elena perçut un mouvement au-dessus d’elle. Tante Fila se posa, les yeux étincelants d’étoiles et de Vide.
— Non ! hurla Cho.
Le marteau frappa sa cible avec un tintement cristallin – la note aiguë produite par du verre qui se brise. Cette note se changea en une onde physique qui se propagea vers l’extérieur, emportant la lumière et le son avec elle. Elena éprouva une secousse ; puis une brûlure étrangement familière se répandit dans tout son corps.
La jeune femme cligna des yeux, et sa vision lui revint. Elle se tenait seule à la surface du lac souillé. Tous les autres occupants de la caverne avaient été repoussés contre les murs et le plafond. Pivotant sur elle-même, Elena vit des n’ains, des hommes, des monstres, tous cloués à la pierre et immobilisés par une force invisible. Mais laquelle ?
Un picotement parcourut Elena. La jeune femme baissa les yeux. Elle était nue. Son corps, ses membres avaient entièrement viré à l’écarlate. Des motifs plus foncés tourbillonnaient sur sa peau. Cho avait de nouveau fusionné avec elle, comme quand elle flottait à l’intérieur du Weir.
Le choc écarquilla les yeux d’Elena. La jeune femme sentit la pression familière sur ses oreilles. Elle était revenue dans le Weir, à l’intérieur du puits de l’énergie spirituelle de Chi. Elle ne savait pas si elle devait s’en réjouir ou s’en alarmer.
Elle tourna son attention vers l’endroit où le Seigneur Noir s’était tenu. Au milieu d’une nuée d’éclats cristallins gisait une silhouette pâle et nue, plus proche du squelette que d’autre chose : Ly’chuk, ou ce qu’il en restait. Puis l’horreur gagna lentement Elena. Elle pivota sur elle-même. Le lac argenté – la confluence tout entière – avait viré au noir.
Comme la jeune femme hoquetait, la pression contre les tympans éclata telle une bulle. Des cris lui parvinrent tandis que les gens s’écrasaient sur le sol autour d’elle. Des os tombèrent en pluie. Elena s’accroupit dissimulant à demi son corps nu, toujours écarlate de la tête aux pieds.
Étourdis, les n’ains se redressèrent en cherchant leurs armes. Mais ils n’en avaient plus besoin.
Les créatures d’os qui s’étaient écrasées contre les murs lorsque Chi avait jailli de son calice brisé demeurèrent crânes inertes et tibias brisés. La magie qui les animait s’était volatilisée, tout comme le tourbillon noir du plafond. Les skal’tum s’envolèrent en direction des tunnels.
Er’ril apparut à côté d’Elena. Il tenait une cape, mais semblait hésiter approcher. La jeune femme passa une main dans ses cheveux, soulagée de constater qu’elle en avait toujours. Ses mèches avaient brûlé et raccourci, mais elle n’était pas chauve.
Soudain, une sensation de fraîcheur la parcourut, lui donnant la chair de poule. Une brume s’éleva de son corps et reforma la silhouette azurée de Cho. Elena baissa les yeux tandis qu’Er’ril faisait les deux derniers pas qui la séparaient d’elle. Sa peau était redevenue pâle, y compris sur ses mains. Elle s’enveloppa de la cape que lui tendait l’homme des plaines.
— Le sol est entièrement noir, constata Joach, inquiet, en fixant la créature pâle au centre de la caverne. Avons-nous réussi trop tard ?
Cho se tourna vers les compagnons.
— C’est Chi.
— Il est libre, n’est-ce pas ? demanda Elena.
Cho acquiesça, mais son visage habituellement stoïque frémissait de peur.
— Il a l’intention de détruire votre monde.